[Balzac, Honoré de] Le Curé de Tours

Résumé de couverture :
François Birotteau, vicaire de la cathédrale Saint-Gatien de Tours, est victime de la haine secrète de l’abbé Troubert et de sa logeuse, mademoiselle Gamard. Candide et franc, il ne comprendra jamais les intrigues qui l’ont privé d’une vie confortable et de relations amicales et respectueuses dans la ville, ni les raisons de la haine de sa logeuse. La mise en place du cadre de vie de l’abbé, par la description minutieuse de la maison Gamard, témoigne du goût de Balzac pour l’ameublement et les objets décoratifs. (résumé Garnier Flammarion)

Mon avis :
Ma dernière lecture de Balzac est une nouvelle conséquente de 69 pages, presque assez dense pour constituer un roman ; elle fait partie de la série des Célibataires, incluse dans les Scènes de la vie de province. L'action se déroule légèrement avant l'époque à laquelle le récit a été composé, dans les années 1815-20.

Balzac montre en ce texte un talent prodigieux de romancier, en ce qu'il nous livre minutieusement des caractères étudiés dans leurs moindres replis, il fait de personnages banals des modèles d'observation psychologique. De plus, le cadre tourangeau est maîtrisé, et sans doute la nouvelle est-elle d'autant plus chère à des lecteurs originaires de Touraine - il est toutefois bien évident que les personnages gagnent un caractère universel, et que chaque lecteur peut y reconnaître des mécanismes sociaux et individuels déjà observés autour de lui - et cela encore à notre époque.

L'abbé Birotteau a atteint au début du récit l'apothéose de ses rêves de confort matériel, depuis que son mentor, l'abbé Chapeloud, lui a légué ses biens, et permis de s'installer à sa suite dans le meilleur appartement de Melle Gamard, près de l'église Saint-Gatien à Tours. L'abbé, appelé bientôt à devenir chanoine, a bien quelques soucis de santé, mais il baigne dans la satisfaction, se considérant parfaitement soigné chez cette demoiselle dont la réputation de maîtresse de maison n'est plus à faire. Toutefois, un autre abbé, Troubert, se tient aux aguets, car il convoite l'appartement confortable et la position du pauvre Birotteau. Ajoutez à cela que Birotteau n'est pas une lumière, qu'il est bon mais terriblement naïf, sans un sou d'imagination, et qu'il va commettre des maladresses sociales qui vont lui aliéner Melle Gamard... le cadre du drame est planté, la vengeance sera longuement ourdie, mais terrible, malgré les tentatives d'aide de la marquise de Listomère et des siens, une famille qui compte à Tours.

Ce récit qui n'atteint pas les cent pages est tout bonnement vertigineux : comme à son habitude, Balzac part de menus faits, dont le déroulement est servi par une description détaillé de l'environnement des prêtres, et par la bonne société tourangelle, où l'on passe ses soirées dans quelques salons pour jouer au whist ou échanger et commenter, de manière peu charitable, les dernières nouvelles. Le mécanisme du drame se met en place comme une mécanique bien huilée, sans qu'aucune intervention puisse en arrêter le cours. Les noirceurs de l'âme de certains "types", comme la vieille fille aigrie et jalouse, ou l'homme d'église ambitieux, dont la puissance et l'influence sont totalement indécelables (on apprendra qu'il fait secrètement partie de la Congrégation, organisation religieuse qui avait entre 1801 et 1830 une grande influence sur le pouvoir politique). Et même, tout ce qu'entreprend Birotteau, poussé par ses amis car il n'est pas lui-même très solide ni entreprenant, se retourne contre lui pour lui nuire encore plus. On passe d'un drame médiocre à un tableau des affrontements politiques et religieux au niveau parisien, et on se retrouve en prise directe avec le pouvoir occulte de l'Église sur la Justice. C'est fascinant.

Que dire encore du talent d'écrivain de Balzac, de sa prose subtile et intense, qui, une fois qu'on est entré dans son rythme, se fait oublier et nous porte vers le terme du récit aussi inexorablement que les courants de la Loire, parmi les dangers de ses bancs de sable ? Balzac innove dans sa technique, il invente par exemple un dialogue entre les deux adversaires aguerris que sont l'abbé Troubert et la marquise de Listomère, dans lequel il nous montre sur un plan les paroles anodines que profèrent les protagonistes, et en italiques ce qu'ils pensent vraiment. Il sait aussi faire intervenir des personnages secondaires observateurs et rusés, comme le vieux Monsieur de Bourbonne, déjà rencontré dans Madame Firmiani, pour nous exposer le fin mot de ce qui se trame, convertissant le lecteur en un témoin privilégié des motivations visibles et cachées des personnages. 5/5

Citations :
Située au nord de Saint-Gatien, cette maison se trouve continuellement dans les ombres projetées par cette grande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir, imprimé ses rides, semé son froid humide, ses mousses et ses hautes herbes. (page 3)

Là où un homme du monde ne se serait pas laissé griffer deux fois, le bon Birotteau avait besoin de plusieurs coups de patte dans la figure avant de croire à une intention méchante. (page 10)

Les gens sans esprit ressemblent aux mauvaises herbes qui se plaisent dans les bons terrains, et ils aiment d’autant plus être amusés qu’ils s’ennuient eux-mêmes. (page 16)

Or, il est impossible à une personne perpétuellement en guerre avec elle, ou en contradiction avec la vie, de laisser les autres en paix, et de ne pas envier leur bonheur. (page 27)

Habitué à peser ses paroles, à combiner ses actions, il cachait sa profonde circonspection sous une simplicité trompeuse. (page 35)

Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. (page 46)