[Jaenada, Philippe] La désinvolture est une bien belle chose
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[Jaenada, Philippe] La désinvolture est une bien belle chose
Titre : La désinvolture est une bien belle chose
Auteur : Philippe JAENADA
Parution : 2024 (Mialet Barrault)
Pages : 496
Présentation de l'éditeur :
Tandis qu’au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s’ôter de la tête l’image de cette jeune femme qui, à l’aube du 28 novembre 1953, s’est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s’appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la surnommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l’instant sans l’ombre d’un projet d’avenir. Sans le vouloir ni le savoir, ils inventaient une façon d’être sous le regard glacé du jeune Guy Debord qui, plus tard, fera son miel de leur désinvolture suicidaire.
Dans ce livre magnifique et totalement original, Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d’un beau soldat américain qui l’aimait aussi, s’est jetée, un matin d’automne, par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).
Avis :
Spécialiste du fait divers qu’il investigue avec une inusable minutie, Philippe Jaenada s’attaque à un nouveau défi : dessiner en creux le portrait d’une inconnue - Jacqueline Harispe, dite Kaki, défenestrée à vingt ans en 1953 -, à travers celui de la jeunesse perdue qui fréquentait après-guerre le Café Moineau à Saint-Germain-des-Prés, un lieu de ralliement partagé avec Guy Debord, le théoricien et révolutionnaire précurseur de Mai 68 qui devait bientôt jeter les bases des théories situationnistes.
Sa méthode est bien rodée : rassembler avec ténacité les plus infimes détails, se mettre humoristiquement en scène dans ce travail de fourmi propice aux digressions faussement désordonnées, et de tout ce fatras, faire peu à peu émerger, en direct, une image la plus juste possible du sujet. Certains pourront s’arrêter à l’impression d’un recueil de notes plutôt que d’un ouvrage littéraire, tant il est vrai que l’accumulation des détails, sur ce dossier longtemps dispersés autour d’une foule de personnages avant de laisser entrevoir une vue d’ensemble compréhensible, a parfois de quoi submerger même le mieux prédisposé des lecteurs. D’autres finiront par voir leur patience récompensée, impressionnés par la minutie d’assemblage du puzzle, l’on devrait même dire des pixels de l’image.
Du Café Moineau et de ses tenanciers hauts en couleur qui attiraient une jeunesse en rupture de ban, venue noyer des vies d’expédients, aux perspectives tronquées par un pessimisme noir, dans les flots d’alcool accompagnant leurs débats existentialistes et lettristes, ne restent plus aujourd’hui que photos et archives. Les lieux ont été transformés et, après avoir dans l’ensemble mal vieilli, leurs occupants ne sont déjà plus de ce monde. Alors, comme pour retrouver une trace de cette humanité perdue, accrochée en grappe à la bouée que représentait pour elle le Café Moineau, l’auteur qui aime tant écrire dans les bistrots poursuit ses recherches et l’écriture de leur récit en partant tâter l’ambiance des bars, ceux qui servent encore de coeur social pour tout un quartier, dans un tour de France « par les bords ».
Suivant le tracé des côtes et des frontières, le voilà qui collectionne les ambiances et les échantillons de clientèles, trouvant parfois, aux côtés des vieux habitués majoritaires, une frange de jeunesse insolente et rebelle, d’une certaine manière des « descendantes des filles de chez Moineau » dont il découvre à cette occasion qu’elles l’émeuvent bien davantage « de loin, dans le passé, [à] écrire leur histoire, qu’en (…) face de [lui], à [s]on âge, sur un palier à 2 heures du matin. » Qu’y a-t-il donc de si émouvant chez Kaki et ses semblables, qui justifie tant de persévérance à les faire revivre par-delà l’oubli ? Sans doute la tristesse du temps qui passe et nous efface, et qui rend plus dérangeant encore le refus de vivre ce laps qui nous est accordé.
Mêlant comme à son habitude, avec force auto-dérision, le fil de ses recherches à celui, pas si anecdotique ici, de son existence au même moment, Philippe Jaenada ne nous offre pas seulement le fruit d’un travail d’enquête colossal, impressionnant de rigueur et de méticulosité, mais il nous en partage les tâtonnements et les éparpillements, nous faisant assister à l’éclaircissement progressif du brouillard avant l’émergence finale de l’objet de sa quête. Du voyage, l’on apprend ainsi autant que de la destination, un peu perdu parfois, amusé souvent, mais toujours curieux de cette bande de jeunes artistes bohèmes qui, bien avant Mai 68, refusaient le travail et le conformisme bourgeois, hantant le quartier latin et Saint-Germain-des-Prés, alors le coeur intellectuel de Paris, de leurs aspirations à changer le monde.
Sans doute pas le livre le plus facile à lire de l’auteur tant il s’avère touffu et labyrinthique dans son exploration, ce dernier ouvrage qui nous entraîne dans la méticuleuse reconstruction, pixel par pixel, de l’image d’une certaine jeunesse rejetant la société d’après-guerre, pourra dérouter. N’en reste pas moins impressionnante, malgré l’humilité de sa réjouissante auto-dérision, la manière dont, partant de pistes infimes qu’il assemble peu à peu en faisceaux, il parvient à redonner vie à quelques photographies oubliées et, à travers elles, à un courant resté confidentiel, mais déjà annonciateur, avec quelque quinze ans d'avance, des transformations de Mai 68. (3,5/5)
Re: [Jaenada, Philippe] La désinvolture est une bien belle chose
Philippe Jaenada est un auteur que j'aime énormément, mais j'ai attendu d'avoir une liseuse fonctionnelle pour aborder ce dernier opus. Au format papier, c'est un peu lourd or je sais qu'une fois que j'en ai commencé un, je répugne à m'en extraire avant la fin, si bien qu'il me faut le transporter partout avec moi. C'est donc avec La désinvolture est une bien belle chose que j'ai inauguré mon nouveau jouet.
Quelques jours plus tard, j'en émerge comme si, après avoir moi-même entrepris le "tour de France par les bords", je retrouvais le bistrot La Fayette (qui se trouve être situé en bas de chez moi) avec la voix synthétique de Gladys le GPS me résonnant encore dans les oreilles.
La prouesse de Philippe Jaenada est d'entrelacer intimement le passé et le présent, le trivial et l'exceptionnel. Cela passe par un travail de fourmi pour ancrer les faits divers anciens sur lesquels il enquête dans leur époque, pour que chaque lecteur, au gré des titres de journaux, des marques, des repères de ce qui ne s'appelait pas encore la pop culture, puisse, en se raccrochant à un détail biographique de ses (grands-)parents, éprouver personnellement une partie des faits, fût-ce un tout petit éclat. Pour ceux qui comme moi vivent à Paris et ont arpenté la rue du Four, le carrefour de la Croix-Rouge et les environs de la station Mabillon, il doit effectuer un travail supplémentaire : gratter le vernis de luxe qui recouvre maintenant le quartier de Saint-Germain-des-Prés pour faire apparaître les cafés crasseux et les pensions miteuses fréquentés par les Moineaux à l'époque de l'enquête.
Alors oui, cette enquête, pourquoi au juste ? Pourquoi revenir sur la mort au début des années 1950 d'une jeune fille que presque tous ont oubliée ? Je ne prétends pas avoir la réponse bien sûr, d'ailleurs il y en a sûrement plusieurs, en voici quelques-unes que je soupçonne :
- pour rendre justice à une jeunesse en général (et aux jeunes filles en particulier) que la société de leur époque montre du doigt comme paresseuse et décadente et soumet à un contrôle étouffant. Si certaines pratiques choquent aujourd'hui parce que les principes affichés ont changé, il convient de rappeler que les moyens alloués aux politiques publiques ne sont souvent pas à la hauteur de nos beaux principes contemporains, raison pour laquelle les Moineaux d'aujourd'hui comme ceux d'hier se recrutent souvent à l'Aide Sociale à l'Enfance.
- pour explorer la frontière ténue entre la célébrité et l'anonymat. Si le nom des principaux protagonistes ne nous dit rien, il s'avère assez vite que ceux-ci ont côtoyé de plus ou moins loin des figures majeures de la littérature, de la peinture ou de la photographie. Parmi tous les artistes d''une génération, combien seront connus soixante-dix ans plus tard ? Qu'est-ce qui les distingue de leurs contemporains ?
- pour s'interroger sur des figures de la littérature, personnages (comme Kaki, que l'on croise Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano) ou auteurs (le spectre - pas très sympathique - de Guy Debord hante le roman).
- pour nous inviter à nous projeter dans l'avenir, à imaginer ce que les lecteurs du futur diront de nous, de nos politiciens, retiendront de notre art et de nos modes de vie ... et se rassurer (ou pas) à l'idée qu'on laisse toujours des traces et qu'un jour, peut-être, un détective de l'âge d'être notre petit-fils aura la curiosité de reconstituer le puzzle de notre existence.
A la fin de la lecture, j'avais envie d'écrire, ce qui est toujours bon signe. Je vous recommande donc vivement ce gros pavé et espère que vous aurez autant de plaisir que moi à suivre les traces de Kaki en compagnie de Philippe Jaenada.
Quelques jours plus tard, j'en émerge comme si, après avoir moi-même entrepris le "tour de France par les bords", je retrouvais le bistrot La Fayette (qui se trouve être situé en bas de chez moi) avec la voix synthétique de Gladys le GPS me résonnant encore dans les oreilles.
La prouesse de Philippe Jaenada est d'entrelacer intimement le passé et le présent, le trivial et l'exceptionnel. Cela passe par un travail de fourmi pour ancrer les faits divers anciens sur lesquels il enquête dans leur époque, pour que chaque lecteur, au gré des titres de journaux, des marques, des repères de ce qui ne s'appelait pas encore la pop culture, puisse, en se raccrochant à un détail biographique de ses (grands-)parents, éprouver personnellement une partie des faits, fût-ce un tout petit éclat. Pour ceux qui comme moi vivent à Paris et ont arpenté la rue du Four, le carrefour de la Croix-Rouge et les environs de la station Mabillon, il doit effectuer un travail supplémentaire : gratter le vernis de luxe qui recouvre maintenant le quartier de Saint-Germain-des-Prés pour faire apparaître les cafés crasseux et les pensions miteuses fréquentés par les Moineaux à l'époque de l'enquête.
Alors oui, cette enquête, pourquoi au juste ? Pourquoi revenir sur la mort au début des années 1950 d'une jeune fille que presque tous ont oubliée ? Je ne prétends pas avoir la réponse bien sûr, d'ailleurs il y en a sûrement plusieurs, en voici quelques-unes que je soupçonne :
- pour rendre justice à une jeunesse en général (et aux jeunes filles en particulier) que la société de leur époque montre du doigt comme paresseuse et décadente et soumet à un contrôle étouffant. Si certaines pratiques choquent aujourd'hui parce que les principes affichés ont changé, il convient de rappeler que les moyens alloués aux politiques publiques ne sont souvent pas à la hauteur de nos beaux principes contemporains, raison pour laquelle les Moineaux d'aujourd'hui comme ceux d'hier se recrutent souvent à l'Aide Sociale à l'Enfance.
- pour explorer la frontière ténue entre la célébrité et l'anonymat. Si le nom des principaux protagonistes ne nous dit rien, il s'avère assez vite que ceux-ci ont côtoyé de plus ou moins loin des figures majeures de la littérature, de la peinture ou de la photographie. Parmi tous les artistes d''une génération, combien seront connus soixante-dix ans plus tard ? Qu'est-ce qui les distingue de leurs contemporains ?
- pour s'interroger sur des figures de la littérature, personnages (comme Kaki, que l'on croise Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano) ou auteurs (le spectre - pas très sympathique - de Guy Debord hante le roman).
- pour nous inviter à nous projeter dans l'avenir, à imaginer ce que les lecteurs du futur diront de nous, de nos politiciens, retiendront de notre art et de nos modes de vie ... et se rassurer (ou pas) à l'idée qu'on laisse toujours des traces et qu'un jour, peut-être, un détective de l'âge d'être notre petit-fils aura la curiosité de reconstituer le puzzle de notre existence.
A la fin de la lecture, j'avais envie d'écrire, ce qui est toujours bon signe. Je vous recommande donc vivement ce gros pavé et espère que vous aurez autant de plaisir que moi à suivre les traces de Kaki en compagnie de Philippe Jaenada.
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